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Interview avec Radio Metal - Octobre 2024 https://www.radiometal.com/article/aluk-todolo-que-la-lumiere-soit,481873 Depuis vingt ans déjà le trio Aluk Todolo distille son occult rock – un mélange de rock psychédélique, krautrock, black metal, jazz et noise, entre autres – sur les scènes de France et d’ailleurs. Une musique instrumentale mais éloquente, ténébreuse mais traversée d’illuminations : c’est d’ailleurs à la lumière que le groupe, qui joue ses concerts éclairés par une seule ampoule, a décidé de s’intéresser pour son cinquième album, Lux. Un paradoxe ? Non, plutôt le développement naturel d’une discographie particulièrement cohérente. C’est de ce parcours en général, et de Lux en particulier que nous avons discuté avec Matthieu Canaguier, le bassiste du groupe. De la longue genèse de ce nouvel opus (Voix, son prédécesseur, était sorti en 2016) à son architecture interne, de ses dimensions spirituelles à sa physicalité singulière, des fondations d’Aluk Todolo aux derniers développements de cette entité, c’est une véritable quête qui se dessine. Occulte évidemment, protéiforme, inachevée, et à laquelle nous sommes invités à prendre part… « C’était vraiment important pour nous d’échapper à tout ce que le numérique emprisonne, encapsule, et de conserver dans notre musique la magie de l’instant présent. » Radio Metal : Ça fait huit ans que vous avez sorti Voix, ce qui fait un long moment par rapport à ce à quoi vous nous aviez habitués. Comment ça se fait ? Matthieu Canaguier (basse) : Avec Voix, nous avons beaucoup tourné – avec Oranssi Pazuzu, Insect Ark, Wolves In The Throne Room, en Europe, aux États-Unis, en Russie… Nous avons eu besoin de jouer cet album, de continuer à le faire vivre et évoluer sur la route. Et il nous a fallu du temps pour trouver le concept de l’album suivant. Parce qu’il ne s’agit pas de faire un disque pour faire un disque. Nous n’avons jamais fait ça avec Aluk Todolo. Et une fois que nous avons trouvé le concept du disque et commencé à répéter ce qui allait devenir les morceaux, il nous a fallu du temps pour apprendre à le jouer. Il y a des enjeux techniques qui ne s’entendent pas nécessairement à l’écoute, des parties assez complexes à jouer : tous les rythmes sont assez étranges. Je n’avais jamais joué de telles signatures rythmiques : elles ne se comptent même pas ! Mais tout est très précis. Ce qui a mis du temps, c’était de réussir à incorporer le disque en nous, les décomptes, les mesures… C’est l’album le plus composé d’Aluk Todolo, il y a vraiment très peu de parties improvisées comme ça avait encore été le cas dans Voix. Ça a été ça, le grand défi. Pour Voix, vous aviez le titre ou le concept avant de commencer à élaborer la musique : ça a été le cas ici aussi ? Oui, et même plus qu’avant : Voix, c’était un peu plus organique. Il y avait une idée – quelles sont les voix dans Aluk Todolo ? Comment est-ce que nous trouvons le chant chacun dans notre instrument, et ensuite comment est-ce que nous harmonisons ça entre nous ? – mais encore pas mal de morceaux sont nés d’improvisations ensuite transformées en compositions. Pour Lux, le point de départ, ce sont des cellules rythmiques composées par Antoine Hadjioannou, notre batteur. Ces cellules sont très écrites et chaque morceau est une cellule rythmique qui tourne en boucle, un locked groove. Il a donc fallu apprendre à jouer ça, et ensuite, composer à partir de ça : faire émerger les mélodies, les textures, les harmonies, les contrepoints qui étaient latents dans cette base rythmique. Donc oui, il y a à la fois un concept et une composition écrite qui précèdent le disque. Pour revenir à ta question précédente, c’est aussi parce que nous avons mis en place cette nouvelle méthode de composition que nous avons mis du temps. À partir de quel moment vous êtes-vous attelés à Lux ? Nous avons commencé à expérimenter certaines choses en 2019, la structure de l’album apparaît à peu près à ce moment-là : Antoine a une sorte de vision où il voit les rythmes s’enchevêtrer entre eux. À partir de là, nous nous mettons à apprendre ces rythmes-là et à les jouer… Mais en fait, non. C’était encore avant. 2017-2018 ! Ça a vraiment mis du temps [rires]. Pour Voix, nous étions tout le temps ensemble, nous répétions toutes les semaines, donc ça avançait vite, alors que pour Lux, Antoine habitait à Chambéry, donc à chaque fois que nous devions faire une répète, ça prenait du temps d’organiser des sessions pour être ensemble. Et puis quand nous nous retrouvons tous ensemble, pour une semaine de répète par exemple, nous ne sommes pas efficaces dès le premier jour. Il faut se remettre ensemble, se réharmoniser : c’est pour ça que ça s’est déporté dans le temps comme ça. Et vous l’avez enregistré quand ? Nous l’avons enregistré il y a un an, en juillet 2023, au Kerwax. L’enregistrement et le mix ont par contre été très rapides par rapport à Voix. Voix, ça a été dix-douze jours de prises et au moins autant de mix, puis le mastering, etc. Alors que cette fois-ci au Kerwax, nous sommes arrivés un lundi, et le samedi le disque était mixé. Après l’installation, nous avons fait les prises en deux jours et le mix en un jour et demi. Le mastering a été fait un peu en décalé, mais sinon l’album a été fait d’une traite. Par contre, nous avions beaucoup plus joué Lux sur scène. Nous avions tourné avec le disque avant de l’enregistrer, donc nous étions bien plus prêts que pour Voix. Pour Voix, nous composions, ou, disons, modifiions encore des choses en studio. Là, nous sommes arrivés, nous avons joué exactement ce que nous jouions sur scène à chaque fois, et nous avons fait deux ou trois prises par morceau. Tout a été fait d’une traite. En studio, nous n’avons rien modifié. Il y a des overdubs mais très légers, rien de structurel. Et sur scène, depuis L’Homme Sauvage en 2022 et les dates autour de ce festival, nous jouons tout l’album en entier. Après, il y a toujours des modifications. Aluk Todolo est une musique très vivante, donc il y a une marge d’interprétation, mais pas de composition, en tout cas. « L’enregistrement de ce disque a été l’une des semaines les plus intenses de ma vie. Tout s’est concentré : sept années de composition sont venues converger vers quelques jours de prises, et nous avons mixé le disque dans le même élan. » L’enregistrement a été fait de façon complètement analogique. Pourquoi ce choix et comment vous y êtes-vous pris ? Depuis Voix, qui avait déjà été enregistré sur bandes mais mixé en numérique, il y avait toujours eu cette envie de trouver au moment de la prise une forme d’intensité qui corresponde à ce que nous faisons sur scène. Quand nous enregistrons, nous sommes tous les trois dans la même pièce et nous jouons comme nous jouerions en concert, mais en studio, avec les micros installés : nous faisons notre son à l’intérieur du studio. Cette énergie du live est vraiment essentielle à Aluk Todolo. Là, nous voulions vraiment pousser cette logique jusqu’au bout et avoir un disque qui soit la captation exacte de ce que nous jouons dans notre local ou sur scène, qui soit la cristallisation parfaite de la musique d’Aluk Todolo. Nous souhaitions qu’il n’y ait aucune altération numérique dans le processus, au moins pour le disque vinyle. La chaîne n’a pas été brisée de l’enregistrement sur bande jusqu’au vinyle ; le mixage et le mastering ont été faits sur bandes eux aussi. Il n’y a pas de 0 et de 1, il n’y a pas d’altération, de transformation, de traduction. C’était vraiment important pour nous d’échapper à tout ce que le numérique emprisonne, encapsule, et de conserver dans notre musique la magie de l’instant présent : la magie de cette musique et de ce son et du moment où il est produit. Comme c’était ce que nous voulions, nous nous sommes renseignés sur les studios qui pourraient le faire. Le Drudenhaus, où nous avions enregistré Occult Rock et Voix, aurait pu, mais notre label, NoEvDia, nous a parlé du Kerwax. Ça faisait un moment que nous en entendions parler. Mütterlein, avec qui nous avons tourné, nous a elle aussi recommandé ce studio où elle a fait tous ses disques. Et nous nous sommes dit que ce serait en effet l’endroit qui nous permettrait de faire Lux tel que nous le souhaitions. Dans ce studio, il n’y a pas d’ordinateurs, enfin il est caché dans un coin ; cette technologie n’est pas apparente et tout ce à quoi on se réfère, c’est au son, uniquement au son. On ne passe pas par les interfaces qui permettent de visualiser la musique, il n’y a pas de timeline ou de waveform ; on ne regarde pas la musique, on l’écoute, et on la sculpte avec ce matériel analogique qui a été rassemblé et construit par Christophe Chavanon. Pour l’enregistrement, ça s’est passé comme dans les années 1970 : on enregistre, on fait une prise, si elle est bonne, on la garde, et si elle n’est pas bonne, on l’écrase. La décision se fait instantanément, il faut être prêt et aguerri. Tout compte. Chaque instant prend une importance capitale quand on enregistre avec cette technologie. En numérique, on peut enregistrer cent heures, au kilomètre, alors que là, une bande fait trente minutes et ça a un coût. Nous avons utilisé trois bandes pour Lux, dont une que nous avons à peine entamée : pour faire un disque de quarante minutes, nous avons utilisé une heure vingt de rushs, et nous avons fait notre choix là-dedans. Ça change complètement l’état d’esprit dans lequel on se met. L’enregistrement de ce disque a été l’une des semaines les plus intenses de ma vie. Tout s’est concentré : sept années de composition sont venues converger vers quelques jours de prises, et nous avons mixé le disque dans le même élan. C’est vraiment un élan, un geste, au contraire de ce qu’on peut faire en informatique, où il n’y a pas la matérialité du geste. Là, l’enregistrement et le geste musical sont liés par l’analogique. À quel point c’était différent de ce que vous faisiez auparavant ? Il y a d’abord ce temps concentré. Quand nous avons enregistré Voix, nous avons enregistré sur bandes, ensuite toutes les bandes ont été numérisées, et nous avons mixé en numérique. Et puis il y a eu un temps plus long – nous avons fait les prises, il y a eu un mois de pause, et puis ensuite nous sommes retournés en studio pour mixer. Je pense aussi que nous étions moins prêts. Ce qui change, c’est le temps de préparation : à partir du moment où on sait qu’il n’y aura aucun moyen de se rattraper, qu’on ne pourra pas corriger en prenant, disons, un bout de basse pour le mettre là où les doigts ont ripé, on ne le fait pas [rires]. On se prépare à ne pas faire d’erreurs, ou alors s’il y en a – parce qu’il y en a dans le disque, je ne les entends plus maintenant mais je les entendais au moment du mix –, on les accepte telles qu’elles sont. Ce n’est vraiment pas pour nous comparer à Led Zeppelin, mais il y a des doigts qui ripent dans les disques de Led Zep, c’était enregistré aussi comme ça, dans un élan. La perfection de l’exécution ne se situe pas dans ces détails-là. C’est l’élan du disque, du morceau, de la prise, qui compte plus que tout. Là, nous avons vraiment l’impression que l’enregistrement a capté le moment, au lieu d’avoir une succession de couches de temps où les guitares auraient été faites à un moment et la basse à un autre. C’est ce que permet le numérique ; ça peut être très bien, nous avons fait des disques qui étaient des collages complètement scindés avec plein de choses très disparates, comme Finsternis, qui n’est vraiment pas un disque live. Lux, au contraire, a été enregistré en une journée et mixé en une autre, sur des temps très courts. « On se prépare à ne pas faire d’erreurs, ou alors s’il y en a, on les accepte telles qu’elles sont. […] La perfection de l’exécution ne se situe pas dans ces détails-là. C’est l’élan du disque, du morceau, de la prise, qui compte plus que tout. » C’est intéressant que Lux, la lumière, et Finsternis, l’obscurité, soient aussi opposés au niveau de leur modus operandi même… Petite digression peut-être : vous avez sorti une compilation d’inédits en 2017. Quand je vous avais interviewés en 2016, tu disais qu’avant de commencer à travailler sur un nouvel album, vous aimiez bien réécouter toute votre discographie, revenir sur ce que vous aviez fait pour essayer de voir ce que vous pourriez y réinterpréter. Est-ce que cette compilation s’inscrit dans cette démarche-là, d’une certaine façon, et est-ce qu’elle a eu un rôle dans la genèse de Lux ? Avoir fait Archives Vol.1 nous a permis de penser la composition de Lux, c’est sûr. Ce que j’aime beaucoup dans Archives Vol. 1, c’est qu’il y a plein d’époques qui sont collées les unes aux autres et que là aussi, chaque morceau est une sorte de locked groove. Il y a un rythme qui tourne en boucle puis ça coupe net et on passe à autre chose, on change d’époque, de lieu. Lux est vraiment composé comme ça : il y a une architecture qui unifie tout le disque, mais chaque morceau est un monolithe, puis il y en a un autre, et un autre… Dans ce sens, oui, ça faisait longtemps que nous voulions faire ce genre de d’enchaînements. Et pour le fait de revenir sur notre discographie : tu parlais de Finsternis qui vient s’opposer à Lux. C’est vraiment en réponse à Finsternis que Lux a été composé. Tous les albums ont leur miroir et là, c’est Lux et Finsternis qui fonctionnent ensemble, structurellement et conceptuellement. Est-ce vous avez l’impression qu’avec Aluk Todolo, tout était déjà là depuis le début, et que l’idée c’est d’approfondir, de se rapprocher du centre, plutôt que d’aller voir ailleurs, en expansion ? [Rires] Ce serait beau si c’était ça, mais non, ça s’est quand même construit dans le temps. Beaucoup de choses étaient là dès le début, mais d’une façon informulée ou inconsciente, peut-être. Je pense que quand nous avons fait les premiers concerts, le premier 45 tours ou même les deux premiers albums, c’étaient vraiment des temps de recherche et de mise en place. Maintenant, nous nous y référons. Descension reste un album majeur pour moi dans notre discographie en tant que point de référence. Mais ce que nous faisions à l’époque était très inconscient. Je pourrais à peine décrire l’enregistrement de Descension – c’est un grand trou noir. Et puis nous avons appris à jouer au fil du temps ; à l’époque des premiers enregistrements, j’ai l’impression que nous réapprenions tous la musique. Nous avions fait du black metal avant, mais pas du tout de musique jouée comme ça. Et à partir d’Occult Rock, qui porte le nom du style que nous revendiquons, à partir du moment où nous nous sommes mis à enregistrer live, nous avons posé la formule de base dont Descension et Finsternis peuvent être des références ou des ramifications, que nous allons continuer de raffiner. Nous avons encore matière à creuser ! Je ne nous vois pas comme un groupe en expansion en effet, nous sommes plutôt dans l’implosion. Nous creusons, nous allons vers l’intérieur. Dans quelle mesure prendre conscience de ce que vous êtes en train de faire a changé votre façon de faire au fil du temps ? Ça la complique parce que nous devenons plus exigeants. Je reviens à ta première question et à pourquoi créer Lux a mis tant de temps : comme c’est notre album le plus écrit, il y a des morceaux que nous avons avancés puis complètement jetés parce que nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une erreur quasi métaphysique dans leur composition, qu’ils n’avaient plus leur place dans l’album. C’était faux du point de vue de la structure interne et de l’intention. Nous ne pouvions donc pas les garder même si ça sonnait bien. Oui, je dirais qu’en vieillissant, c’est surtout l’exigence qui change. Après, nous continuons de nous surprendre et à apprendre, chaque album est un enseignement, et ça, il faut que nous le gardions. Nous sommes déjà en train de parler du prochain – nous nous disons que nous allons essayer de ne pas mettre huit ans à nouveau – et nous avons envie d’essayer des choses nouvelles. À l’intérieur de la formule très minimale qu’est celle d’Aluk Todolo, il y a encore à approfondir et à explorer. Dans cet ordre d’idée, je voudrais que nous parlions de la pochette : tu disais plus tôt que Voix devait faire entendre les voix qui étaient dans votre musique depuis le début, et là, c’est comme si l’album révélait que Lux était au centre du groupe, dans votre logo, depuis le début aussi… C’était Antoine qui s’était occupé de l’artwork de Voix : est-ce que c’est encore le cas pour Lux ? Oui, c’était une de ses visions. Nous avons été beaucoup guidés par les visions, qu’elles soient auditives ou visuelles, d’Antoine pour ce disque. Il a apporté beaucoup à la composition de cet album. Ça me permet de dire que les visuels d’Aluk Todolo et la composition sont une seule et même chose, de toute façon. Le symbole Lux est une métamorphose de notre croix, notre logo… C’est ce qui est toujours présent depuis Occult Rock avec Aluk Todolo : tout est toujours là, à l’intérieur. Il n’y a pas à aller chercher illustration ou quoi que ce soit à l’extérieur. Tout se passe à l’intérieur. « Je ne nous vois pas comme un groupe en expansion en effet, nous sommes plutôt dans l’implosion. Nous creusons, nous allons vers l’intérieur. » Est-ce que ça se passe généralement de cette façon – qu’Antoine ou l’un d’entre vous pose les fondations et que les autres se greffent dessus – ou est-ce que c’est propre à cet album ? C’est très particulier à cet album. Je pense que nous nous écoutons les uns les autres, c’est sûr – le concept et la composition qu’a posés Antoine étaient forts et se sont imposés à nous. C’était une digression sur un rythme, il y avait tout à créer à partir de ça. Antoine est venu avec une architecture rythmique, il a posé le concept et le rapport entre les morceaux. Plus généralement, ça change vraiment d’un album à l’autre. Pour Occult Rock, il y a des compos qui pouvaient venir d’une improvisation basse-batterie, ou d’un riff de guitare, ou d’une jam faite tous ensemble dont nous tirions une composition, mais ça change vraiment d’un album à l’autre. À partir du moment où ça s’impose à nous, nous suivons la voie qui est tracée. Il n’y a pas de règles par rapport à ça. Pour revenir à cette idée selon laquelle Lux est dans Aluk Todolo depuis le début : lorsque vous jouez en live, il y a cette ampoule qui pend au milieu de vous trois. Est-ce que tu pourrais revenir sur l’histoire de cet accessoire ? Au début, dans les prémices, lors des premiers concerts d’Aluk Todolo, nous jouions dans le noir total. C’est venu petit à petit. La lumière est venue pour des raisons pratiques, pour voir ce que nous faisons au lieu de nous blesser en jouant, ce qui était le cas auparavant – nous sortions les mains en sang de concerts ou de répétitions, ce qui à force est assez stupide. La conception de cette lumière est venue de Shantidas, notre guitariste, dont c’est le métier par ailleurs : il travaille dans l’architecture lumière. Ça aussi s’est fait à la suite d’intuitions. Cette ampoule est presque devenue une sorte de symbole pour Aluk Todolo, mais pour Lux, c’est fou tout ce que c’est venu cristalliser. Cette ampoule, cette lumière ont commencé à amener des textes, et même un rapport au rythme qui vient d’observations, notamment lumineuses… Cette ampoule vacillante au milieu de nos concerts est devenue une source d’inspiration. Je reviens au communiqué de presse qui, comme le titre, et comme tu le fais là, décrit votre musique en des termes très visuels : est-ce que le concept de synesthésie vous parle ? Est-ce que vous faites l’expérience de la musique de cette manière et est-ce quelque chose que vous voudriez suggérer, particulièrement avec cet album ? Les synesthésies ont toujours été présentes dans Aluk Todolo. Avec Voix, c’était déjà assez évident : faire un album instrumental qui s’appelle « voix », c’est faire appel à des niveaux ou des états de perception qui ne sont pas ceux des sens communs. Et nous concevons un album comme une œuvre. Nous pensons l’œuvre Lux d’Aluk Todolo dans sa manifestation complète, celle de la musique et du visuel. Avoir le disque en main permet une compréhension plus profonde de la musique. Nous te l’avons transmise par voie numérique, mais j’ai reçu les vinyles au courant de l’été et ça m’a fait un choc de pouvoir enfin l’écouter comme ça. À partir du moment où j’ai eu le disque en main, sa pochette avec ce qu’elle a de minimal et de complexe, cette alliance du sigil de Lux et de celui d’Aluk Todolo intriqués, ces titres qui sont en fait des points – les signatures rythmiques des morceaux –, c’était vraiment comme si c’était la première fois que j’écoutais cette musique. Avoir cette matérialisation m’a donné une compréhension que je n’avais pas encore moi-même du disque. Nous avons déjà parlé de ça dans des interviews : dans Aluk Todolo, il n’y a pas d’illustration, jamais. Si on parle de la dimension rituelle de notre musique, nous disons toujours que la musique est l’invocation et la manifestation en même temps. Ce que nous recherchons par la musique, c’est que cette musique-là se manifeste de cette façon et qu’elle puisse faire cet effet, qu’elle puisse emmener dans tel état ou sur tel chemin d’éveil. C’est son but. Notre musique est une quête spirituelle, et ses manifestations sont la musique et les visuels que nous proposons. C’est notre quête à nous personnellement, chacun a sa quête au sein du groupe – nous ne sommes pas sur les mêmes recherches, les mêmes visées – et c’est ce que nous proposons aux auditeurs qui voudront s’y lancer également. C’est ça le but ultime, la quête ultime. Et ça passe, là, par l’observation de la lumière et sa manifestation sonore par Aluk Todolo. « Cette ampoule, cette lumière ont commencé à amener des textes, et même un rapport au rythme qui vient d’observations, notamment lumineuses… Cette ampoule vacillante au milieu de nos concerts est devenue une source d’inspiration. » Tu en as déjà un peu parlé plus tôt à propos de ce rapport entre Lux et Finsternis : il y a toujours eu cette dualité entre l’ombre et la lumière, le noir et le blanc, comme en fil rouge de votre carrière, ce contraste fondamental qui peut ouvrir sur toutes sortes de choses. Est-ce que vous saviez depuis le début que ce serait un aspect important de votre musique ou de votre quête ? Ça a toujours été là. Les quelques incursions dans la couleur pour Aluk Todolo n’étaient pas de notre fait et ont été un peu des erreurs, à notre sens… Là, je ne saurais pas comment expliquer ça ou en parler sans tomber dans des choses trop explicatives ou… Au départ, c’est vraiment un goût : nous venons du black metal ; ses pochettes à l’ancienne en noir et blanc, c’était l’esthétique que nous voulions apporter au rock psychédélique. Et ça prend un sens symbolique beaucoup plus fort maintenant, surtout avec un album comme Lux qui vient en réponse plutôt qu’en opposition à Finsternis. C’est Antoine qui s’occupe de vos artworks… En commun avec Shantidas. Je me mets un peu en retrait sur les questions d’artworks, mais nous faisons tout à trois dans la conception et la validation. Il n’y a jamais rien qui est fait sans l’aval de l’un ou de l’autre. Est-ce que c’est simplement un choix pratique que tout soit fait par le groupe, même le light design de vos concerts, ou est-ce que délibérément, vous cherchez à garder la main sur tous les aspects du groupe ? C’est délibéré. Ça fait partie de la conception intérieure dont je parlais plus tôt : nous ne séparons pas la conception graphique de la musique. Après, nous travaillons avec d’autres artistes comme Emga-Laï par exemple dont nous aimons beaucoup le travail. Il a fait avec nous des visuels de concerts, des affiches, des t-shirts, etc. Mais pour ce qui est de l’Œuvre, c’est nous trois, et sans intervention extérieure. Tu disais qu’Aluk Todolo est une quête spirituelle à la fois en tant que groupe et en tant qu’individus. Cette année, le groupe fête ses vingt ans. C’est peut-être l’occasion d’un bilan : où en es-tu, toi, et où en êtes-vous ? Qu’est-ce qui a changé ou évolué depuis vos débuts ? Nous en sommes à cet album qui est Lux et, disons, à ce niveau d’enseignement. Sa musique, d’un point de vue rythmique, est très complexe, et nous oblige à une façon de la penser et de la ressentir qui, personnellement, m’a amené à un état un peu supérieur par rapport à où nous en étions pour Voix, qui était encore assez rock’n’roll dans l’approche. Lux en revanche ne laisse plus aucune place à des interprétations vulgaires de la musique. Tout est écrit et tout est voulu. Ça nous oblige à des comptes et des décomptes qui ne sont pas seulement de l’ordre de : « Quand j’arrive à la fin de cette partie, il faut que je change. » Le fait de compter, et de compter ces rythmes-là, qui sont des rythmes très particuliers, nous met dans des états de réception et de vision qui sont uniques et qui nous mènent à une forme d’état de conscience peut-être pas supérieur, mais du moins modifié. Ce sont des portes qui s’ouvrent. Au départ, quand nous devions jouer ces rythmes, je me disais : « Il faut que je compte tous ces trucs, c’est chiant, ce n’est pas ce que je veux faire. » J’avais l’impression d’être brimé, moins spontané. Mais en fait, maintenant, c’est le contraire, j’ai appris à jouer avec. Il y a du plaisir dans les comptes et les décomptes car ils emmènent plus loin dans la compréhension de la musique et du son, même si au départ c’était un frein, une sorte d’épreuve. Lorsque nous avons commencé à composer le cinquième morceau de Lux, qui est peut-être le plus krautrock, le plus motorik, et que nous essayions de tenir le rythme le plus longtemps possible, nous arrivions seulement à une minute. Nous n’arrivions pas à faire durer ce truc, et à penser à faire des changements… Et ça nous rendait complètement fous. Quand on écoute le morceau, on peut se dire qu’il y a deux notes de basse et que ça roule tout droit pendant six minutes. Mais pour moi, c’est l’un des morceaux qui ont été les plus complexes à apprendre et à incorporer, à vraiment faire rentrer dans le corps. Mais maintenant que les nombres ont été incorporés : non seulement ça va, mais ça pourrait être infini. Ce sont six minutes d’infini qui sont jouées là. C’est vertigineux à jouer. « Le fait de compter, et de compter ces rythmes-là, qui sont des rythmes très particuliers, nous met dans des états de réception et de vision qui sont uniques et qui nous mènent à une forme d’état de conscience peut-être pas supérieur, mais du moins modifié. Ce sont des portes qui s’ouvrent. » C’est intéressant parce que ça pourrait sembler contradictoire : cette idée de compter, d’être très vigilant à ce que tu fais semble complètement opposée à l’idée d’inspiration, d’état de conscience modifié. Or en réalité, c’est justement par ce côté ultra cadré… … qu’on arrive à prendre le chemin inverse, à s’oublier. Parce que ça oblige à avoir une certaine pensée des nombres – il ne s’agit pas de compter, ce n’est pas une question de quantité, de faire quelque chose tant ou tant de fois, mais de la symbolique de chaque nombre. Toutes les structures de l’album sont soumises à ces symboliques qu’il s’agit d’incorporer : j’utilise ce mot littéralement, il s’agit de faire entrer les nombres en soi, de faire rentrer une sorte de rythmique interne à l’intérieur de l’esprit et du corps, et de lier l’ensemble. Là, nous revenons un peu à ce que je te disais sur la fusion de l’artwork et de la musique, l’esprit et le corps. Dans son introduction à L’Évangile de Marie, Jean-Yves Leloup parle du Noùs « considéré par les Anciens comme la fine pointe de l’âme – on dirait aujourd’hui l’Ange de l’âme ; il donne accès à ce monde intermédiaire, ni seulement sensible, ni seulement intelligible : l’Imaginal dont parle avec précision Henry Corbin ». C’est là notre recherche. Atteindre cet état, se retrouver dans cette fine pointe, alors que notre musique se manifeste et qu’elle est perçue, reçue. Il est question de géométrie sacrée dans le communiqué de presse, ce qui en effet correspond bien à ce que tu décris. C’est une notion assez architecturale, ce qui reprend la métaphore que tu utilisais plus tôt, et c’est vrai que la musique de Lux a un côté spatial, presque en trois dimensions… Avant un concert où nous allons jouer Lux, si je ferme les yeux, je vois une grande ramification – que personne ne verra jamais –, l’enchevêtrement des rythmes comme une sorte d’arbre. Le disque est construit comme un palindrome, et je vois le chemin qu’il suit comme ça. Et après, à l’intérieur de ce chemin qui est un grand plan assez précis – je le vois très précisément, c’est une vision que je peux convoquer à chaque fois et qui me permet de jouer –, il y a tous les comptes et les décomptes, les textures, les durées. C’est d’autres moments de visualisation et c’est en effet beaucoup plus architectural, comme des chemins avec des nombres. Ce que tu décris me fait penser à l’art de la mémoire, la technique qui consistait, pendant l’Antiquité, à se représenter le discours qu’on devait dire comme une maison avec des pièces par exemple pour pouvoir le garder en mémoire… [Rires] Complètement, oui. J’étais tombé sur un livre là-dessus il y a quelque temps. C’est marrant de parler de ça parce que je n’avais jamais fait le lien, mais nous avons eu longtemps un projet de disque qui avait plusieurs titres de travail, notamment Stances, et où il était question justement que chaque morceau soit une maison. Ce qui peut avoir d’ailleurs un sens alchimique. Finalement, ça ressemble beaucoup à Lux, où chaque morceau a une valeur rythmique propre, et où ils s’enchaînent les uns aux autres de façon abrupte. Chaque morceau est un espace avec ses ramifications et ses valeurs numériques. Entre-temps, tu as sorti un album solo, il me semble que Shantidas aussi. Est-ce que ça a influencé d’une manière ou d’une autre votre travail pour Aluk Todolo ? Il y a toujours des liens. J’ai en effet sorti un album de pure guitare solo en juin. Il y a toujours ce besoin de créer de la musique : j’ai toujours énormément de musique en tête et je sais que pour Shantidas et Antoine, c’est la même chose. Ça ne se manifeste pas de la même façon, mais nous avons tous nos projets parallèles. Et puis nous ne sommes pas dans les mêmes villes, mais nous n’allons pas rester sans jouer pendant des mois quand nous ne pouvons pas nous rassembler. L’une des raisons pour lesquelles je voulais faire cet album, c’était pour retrouver un rapport de solitude à l’instrument, et notamment à l’instrument acoustique. Ça rejoint un peu ce que nous allions chercher en enregistrant dans un studio analogique avec Aluk Todolo : se retrouver vraiment sans ampli face à un instrument nu, juste avec la sonorité acoustique, et jouer avec ça des choses qui peuvent avoir à voir avec le son électrique, les ondes… Mon projet, Inselberg, c’est ce champ de recherche. Donc oui, ça viendra toujours nourrir ce que nous ferons avec Aluk Todolo, et c’est en même temps la poursuite de mon chemin à travers cet instrument qui me manque, parfois. J’adore jouer de la basse dans Aluk Todolo, mais j’aime bien pouvoir continuer la guitare, c’est un autre rapport à l’onde et à la résonance que j’ai toujours envie d’explorer. « Avant un concert où nous allons jouer Lux, si je ferme les yeux, je vois une grande ramification – que personne ne verra jamais –, l’enchevêtrement des rythmes comme une sorte d’arbre. C’est une vision que je peux convoquer à chaque fois et qui me permet de jouer. » Tu es guitariste, à l’origine ? J’ai commencé la guitare et la basse en parallèle. J’étais guitariste dans mes premiers groupes mais j’ai toujours eu un attachement très fort pour la basse. Tout au début, c’est vraiment l’instrument que je voulais jouer. J’ai eu un choc en découvrant Cliff Burton, des trucs comme ça ; dans les groupes que j’aimais – Maiden, Metallica (les premiers) – la basse était très importante. Après, quand nous avons monté Aluk Todolo, c’était à un moment où je voulais vraiment sortir du black metal et du metal, où la basse reste quand même un instrument assez secondaire. J’ai découvert la soul music et le jazz à cette période et j’ai réappris la basse par ce biais-là. Vous travaillez avec Norma Evangelium Diaboli et The Ajna Offensive depuis un moment désormais. Ce sont des labels, surtout Norma, très orientés black metal. Comment vous y sentez-vous ? Nous avons d’abord rencontré The Ajna Offensive, avec qui nous sommes en contact depuis le tout début du groupe. Nous connaissons Tyler [Davis] d’Ajna depuis longtemps, avant même Aluk Todolo. Il a été plusieurs fois question que nous bossions ensemble et ça ne s’était pas fait. Nous nous sommes retrouvés pour le split On The Power Of The Sphinx puis Occult Rock. La collaboration avec NoEvDia est venue de The Ajna Offensive, qui nous a mis en lien. Pour nous, ce sont les labels parfaits pour ce que nous faisons. L’aspect business est au bon endroit – il sert à faire avancer les choses, mais ce n’est pas une fin en soi. Et en effet, NoEvDia est un label très orienté black metal, mais c’est avant tout un label qui a une dimension religieuse et spirituelle très forte. C’est ça, le point commun des groupes qu’il signe. Il y a une ligne esthétique et religieuse forte dans ses choix. C’est sûrement ce qui a convaincu NoEvDia de travailler avec nous. En tout cas l’alliance avec ces deux labels est vraiment parfaite. Nous nous comprenons. Qu’est-ce qui vous attend pour la suite ? Nous sommes en train de caler les dates de tournée et de festivals à venir. Ça va commencer en décembre : nous allons en Pologne avec Furia et Ghaals WYRD. Une release party à Paris arrive aussi, plutôt en 2025. Tu parlais de nos vingt ans un peu plus tôt : nous allons rendre disponible à nos concerts une cassette-jubilé qui retrace notre carrière. C’est une rétrospective de nos albums sous la forme exclusive d’une cassette. C’est notre premier best of ! Ça a l’air stupide dit comme ça, mais nous lui avons donné un sens magique. Comment vous vous y êtes pris ? J’ai toujours beaucoup de mal à concevoir vos morceaux indépendamment de leur album… C’est le même principe qu’Archive Vol. 1 : une sorte de grand collage, une trajectoire, un labyrinthe à l’intérieur de toute notre discographie. Ce n’est pas du tout chronologique. Il y a de tous les albums, il n’y a aucun inédit, ce sera fait en très peu d’exemplaires et ça ne sera disponible qu’aux concerts. Cette cassette, c’est une façon de refaire le chemin pour nous, de reprendre toute la discographie pour voir où ça nous mène. Elle recrée des liens, associe, enchaîne ou superpose les morceaux d’une façon étrange pour leur donner un sens nouveau, les éclairer différemment. Interview réalisée en visio le 3 septembre 2024 par Chloé Perrin. Facebook officiel d’Aluk Todolo : www.facebook.com/aluktodoloofficial |